par Young Wolf
Traduit par Monique Chan / Mise en page : Faryal Ruttee

En 1949, Joseph Campbell, un auteur Américain et professeur de littérature, a publié son ouvrage le plus connu «The Hero with a Thousand Faces» («Le Héros aux Mille Visages»). En tant que spécialiste de la mythologie comparative avec un intérêt marqué pour la psychanalyse jungienne, Campbell a postulé l’archétype du voyage du héros, ou monomythe, qui représente le modèle narratif universel des protagonistes littéraires. Campbell explique que le monomythe est le processus de s’embarquer dans une aventure, à relever un défi et le surmonter pour devenir une personne meilleure, généralement en améliorant l’intérêt commun en cours de route. Ces éléments répétitifs reflètent des tendances universelles, primitives et élémentaires, destinées à susciter des réactions profondes du public. Bien que l’œuvre de Campbell ait été critiquée par les critiques littéraires modernes, son monomythe est omniprésent dans la littérature et les médias du monde entier, du «Lion King» de Disney à la série Harry Potter de J.K. Rowling. Il n’est donc pas hors norme d’utiliser le modèle de Campbell dans l’analyse du parcours d’un héros et de sa transformation.
Le héros dont nous allons analyser le parcours est Tahir Lekesiz, interprété par la superstar turque Engin Akyürek dans la série TV «Adim Farah». La série est une adaptation de la série argentine « La Chica que Limpia » (ang. «La Femme de Ménage») pour le public turc, réalisée par Recai Karagöz. Tahir incarne l’efficace et le plus fiable bras droit du célèbre chef de la mafia, Ali Galip Akinci, l’homme que Tahir considère comme son père. Lorsque la femme de ménage Farah (Demet Özdemir) témoigne le meurtre et identifie comme meurtrier Kaan, le fils d’Ali Galip, elle devient le bouc émissaire à abattre. Tahir refuse de suive l’ordre immédiat de tuer Farah, ce qui déclenche une série d’événements qui changeront à jamais non seulement la dynamique au sein de la famille et de l’organisation criminelle d’Ali Galip, mais aussi la vie de Tahir.
Le modèle de parcours du héros présenté par Campbell est composé de douze étapes différentes. Les éléments de ces étapes se retrouvent universellement dans les mythes, les contes de fées, les rêves et les films. Le paradigme de cette analyse repose sur la flexibilité du modèle de Campbell, qui n’a jamais été trop rigide ; ce sur quoi la plupart des spécialistes s’accordent, vu que les étapes peuvent être modifiées, répétées ou complètement évitées en fonction des besoins de l’histoire. D’autant plus, le parcours du héros n’est pas physique (bien que possible), mais émotionnel et psychologique, nous révélant la véritable nature héroïque du personnage observé. La conclusion, espérons-le, sera que, malgré son extérieur rugueux et le contexte de l’histoire, Tahir représente l’archétype du héros, singulier dans ses manières mais profondément universel en termes de moralité pertinente de son parcours héroïque.
Le parcours du héros débute d’un monde ordinaire où il existe avant que l’histoire ne commence, inconscient des aventures à venir. Dans cette phase, nous apprenons des informations de base sur le héros, ses capacités et son caractère.

L’introduction de Tahir Lekesiz se fait de manière magistrale au cours d’une scène brève, certes efficace, dans le premier épisode de la série. Nous trouvons Tahir mettre fin aux absurdités de Kaan avec une autorité imposante, à laquelle l’héritier d’Ali Galip n’ose s’y opposer. C’est un homme fort, redoutable et pragmatique. La scène qui suit illustre justement le caractère de Tahir. Après un accès de colère, Kaan a jeté les assiettes et cassé les verres. Calmement, Tahir prend un journal, y met les morceaux de verre cassés et le donne à Farah pour que personne ne soit blessé. C’est une scène brève, mais capitale, pour constituer le personnage de Tahir qui n’hésite pas en toute évidence d’utiliser la violence, mais qui aura certainement des scrupules à blesser ceux qui sont sans pouvoir et sans défense. En même temps, Engin réussit à établir très rapidement son personnage grâce à des comportements spécifiques. Il passe d’accès de puissance et de colère à des paroles calmes et presque bienveillantes à l’égard de Farah.
M. Akyürek nous montre la double nature de Tahir – la présence imposante d’un criminel et un homme d’intégrité dont il nous tarde à faire connaissance. L’étape suivante s’intitule « Appel à l’Aventure » et représente la rupture de la paix ou la fin du statu quo. L’appel à l’action est quelque chose que le héros ne peut pas refuser, malgré lui. C’est un bouleversement de son monde ordinaire, un défi qu’il doit accepter. Ce bouleversement survient lorsque Farah est témoin du meurtre d’Alperen. Alors que Farah devient un boulet, tout en étant le sauveur d’Ali Galip, la décision est prise d’épargner son fils mais de la tuer. Ali Galip est impitoyable dans son processus de décision – il ordonne à Tahir de le faire. Cette décision devient le principal sujet de désaccord entre les deux hommes, quand Tahir, habituellement obéissant, refuse l’exécution de cet ordre, sachant que son fils Kerimşah serait perdu sans elle. Ceci déclenche la quête de Tahir pour rendre justice à Farah, victime des circonstances. Tahir doit faire preuve d’une grande prudence pour sauver Farah, tout en sachant qu’Ali Galip possède les ressources, et pire encore, a l’intention de la tuer. Avant tout, le « choix de Sophie » de Tahir entre l’homme qui l’a élevé et la femme avec un enfant qu’il se doit de protéger devient le cœur du problème. Sa décision et son dévouement à cette cause font de lui le véritable héros de la série.
Les deux prochaines étapes sont entremêlées dans l’histoire héroïque de Tahir. Le « Refus du Devoir » et la « Rencontre avec le Maître » sont des clé-évènements du parcours illustrant les doutes et les insécurités du héros face à la quête, ainsi que l’aide reçue de figures plus âgées et sages. Cependant, Tahir est incertain de vouloir aider Farah, allant même jusqu’à douter sa collaboration avec la police. De son côté, l’inquiet Ali Galip remarque la réticence de Tahir et le met à l’épreuve, laquelle Tahir réussit haut la main résultant à sa réintégration en tant que membre important de la famille et de l’organisation d’Ali Galip. Ali Galip n’est certainement pas la figure de mentor, mais celle de l’adversaire.

Il place néanmoins Tahir dans une position d’apprentissage, car Tahir apprend à jouer son jeu sur un pied d’égalité. Il en résulte un changement de dynamique entre les deux ; il devient visible à Ali Galip que son bras droit a des loyautés divisées et que Farah et son fils sont la première préoccupation de Tahir. Cela mène inévitablement à un compromis sous forme de mariage entre Tahir et Farah.
L’un des moments les plus marquants de la série est quand Tahir franchit le seuil entre un monde qui lui est familier et celui où il ne l’est pas. La désobéissance de Tahir aurait été ce moment ; cependant, le moment qui a marqué le point de non-retour pour Tahir a été l’assassinat de l’homme qu’Ali Galip voulait faire tuer par Farah. Cette scène chargée d’émotion met particulièrement à l’épreuve les talents de M. Akyürek et Melle Özdemir. Les deux acteurs ont brillamment interprété leurs rôles tout en menant leurs personnages à leur limite. Dès lors, Ali Galip comprend que Tahir protégera Farah quel qu’en soit le prix. Tuer un homme à la place de Farah n’est guère une tâche facile pour Tahir, mais c’est l’inévitable mal qui doit se produire.
Mr. Akyürek est silencieux mais indéniablement percutant, car ses yeux parlent – le dialogue entre l’acteur et le public ; l’histoire d’un homme qui évite d’être meurtrier à tout prix mais qui doit maintenant appuyer sur la gâchette pour protéger l’innocence de la seule femme à laquelle il tient.
Tahir comprend la pression qu’Ali Galip exerce sur Farah ; sa réaction n’est pas psychique, mais plutôt instinctive. Il réagit aux cris d’Ali Galip à Farah et, en une courte seconde, il tue l’homme. La caméra se concentre sur le visage de Tahir alors que M. Akyürek affiche une fermeté incontestable, une sensation effrayante d’ôter la vie à un être humain, et enfin, se trouver devant la réalité de l’acte. Dans une industrie où le jeu d’acteur possède toute latitude de s’exprimer bruyamment, il est rafraîchissant de voir un acteur dépeindre toutes émotions nécessaires par un regard tout aussi simple que difficile. Ali Galip a toute intention de faire assassiner un homme par Farah. Tahir a franchi le Rubicon. Ces deux coups de feu ont marqué une nouvelle vie, bien différente, pour Tahir.
Dans le récit monomythe de Campbell, la phase suivante est celle du « Chemin des Epreuves » au cours de laquelle le protagoniste sera soumis à une série de défis et de difficultés. Ces épreuves débuteront sa transformation en véritable héros qu’il est censé devenir. Cette phase est perçue à travers deux aspects distincts dans l’histoire de Tahir. Le premier, le plus évident, est celui où Tahir se bat contre Ali Galip et même contre la police pour protéger Farah et son fils. Le second, avec des séquelles à long terme, est l’aspect émotionnel de l’histoire, au cours duquel il devient clair que Tahir éprouve des sentiments fondamentalement forts à l’égard de Farah et Kerimşah.
Joseph Campbell a déclaré que le héros « est quelqu’un qui a donné sa vie à quelque chose de plus grand que lui ». Au fil de la série, il est évident que Tahir surmontera tout obstacle pour protéger Farah et Kerimşah. Tahir grandit et se transforme d’un lieutenant de la mafia à celui de protecteur d’une mère célibataire.

Farah implore incessamment l’humanité de Tahir et finit par réveiller lentement, mais sûrement, le véritable héros. Tahir se retrouve en conflit, ignorant la cause de son souci, mais la réalité est qu’il s’en soucie. Même lorsque Farah fait appel à sa conscience, il se surprend à l’écouter et à laisser cette voix le ramener à la raison. Il serait incorrect de penser que Farah est le Jiminy Cricket de Tahir. C’est plutôt Tahir qui veut être digne de Farah, l’honorant comme une chose positive dans sa vie. C’est la vision des deux âmes qui sont la lumière l’une de l’autre. Tahir représente le salut physique et la protection de Farah, et Farah représente le salut de l’âme de Tahir. Tahir est davantage le premier homme à qui Farah s’est ouvert. Ainsi, une femme de ménage et un criminel deviennent deux âmes extraordinaires unies à jamais.
Si l’on admire le jeu d’acteur de M. Akyürek en tant que criminel, on doit certainement être émerveillé par sa capacité d’incarner un héros romantique, un homme amoureux et profondément touché par l’innocence d’un enfant. Le charisme incontestable de M. Akyürek transparaît dans ses réactions face à Farah et Kerimsah. Le visage saisissant et rudement beau projetant la sévérité et le sérieux s’illumine comme un soleil radieux, rendant ainsi Tahir en un homme incroyablement doux.
Ce n’est guère une question de talent, mais plutôt une singularité que chaque acteur possède et contribue au rôle. M. Akyürek l’exécute d’une manière profondément charmante et captivante. Le parcours de Tahir n’a fait que commencer ; de nombreuses épreuves l’attendent. Son passé et son présent s’affronteront et son avenir sera dictée par ses actions. Le chemin emprunté par Tahir est celui d’un héros. Selon Joseph Campbell, c’est précisément ce que fait Tahir, tout comme les héros et les personnes consacrant leur vie à quelque chose de plus grand qu’eux. Il s’est donné, sans réserve ni hésitation, à quelque chose bel et bien plus grand que lui – au printemps éternel, à la famille.
Leave a Reply