Le monde entier en autobus “Bi Dünya Otobüs” – Par Engin Akyürek

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Le monde entier en autobus “Bi Dünya Otobüs” – Par Engin Akyürek

Ahh, notre coutume est ainsi
Notre coutume est ainsi
mon agneau
Faire pleurer la belle
Faire parler la laide
Kemal était tendu.

Pendant de nombreuses années, après avoir reçu une invitation de mariage, il a accompli son devoir en saluant le couple au téléphone sans assister au mariage auquel il avait été invité, et puis, à leur retour de lune de miel, il leur avait envoyé son cadeau – soit de l’argent, soit des bijoux. Mais quand celui qui se marie est un ami d’enfance, vous ne pouvez pas vous en sortir par un message sec au téléphone.

« Si tu ne viens pas, je ne me marierai pas, je te jure.. »
« Hum… »
« Je ne te pardonnerai pas… »
« Humm… »
« N’oublie pas que tu es mon témoin… »
😊

Ça ne servirait à rien pour Kemal de prendre tous les mots à portée de main jusqu’au bout de sa langue pour ne pas aller au mariage de son ami d’enfance Ercan.

İl était impossible de lutter avec un ton de voix d’une insistance apocalyptique (c’est une expression turque pour décrire une insistance très forte), de joindre une phrase qui serait une excuse dans la voix d’Ercan qui attendait une réponse.
“Tout le monde viendra au mariage.”
“Hummm…”

Kemal décida de se rendre à Ankara pour le mariage, et parvint à trouver un ticket de bus. Il allait rencontrer des gens qu’il n’avait pas vus depuis des années, il ferait face à des souvenirs qu’il avait effacés, il essaierait de parler aux voisins, il allumerait son regard de “vous m’aviez manqué” à chaque visage qui le reconnaissait en mettant un sourire toujours en position ouverte.

Toucher le passé était une action qui exigeait la responsabilité. On doit faire ce que cette responsabilité implique et jouer le rôle qui vous a été assigné dans le passé.

Kemal avait appuyé sa tête contre la fenêtre du bus. Les routes, les arbres et le soleil couchant se transformèrent en boule de feu se reflétant dans ses yeux. Chaque fois qu’il montait dans un bus, les visages qui remplissaient sa tête bavardaient, transformant son corps déjà tendu en une branche sèche.

« Pourquoi n’as-tu pas pris l’avion ? » Il ne voulait pas s’en tenir à ce point d’interrogation en lui. Il n’avait pas l’intention de traiter avec des voix intérieures, qui posaient constamment des questions tout le long du chemin. Alors qu’il dormait paisiblement dans l’avion et dans le train, les choses étaient différentes dans le bus, sa tête était remplie des visages de toutes ses connaissances et il ne cessait de leur parler tout le temps. En fait, c’était le cas depuis son enfance, chaque fois qu’il appuyait sa tête contre la fenêtre d’un bus, il entrait dans une conversation profonde avec quelqu’un qu’il avait disputé, il ne détachait pas sa tête de la fenêtre jusqu’à ce que cette dispute soit résolue. Il filtrait les mots qui circulaient en lui, il recueillait ce qui restait, quand le temps était venu, il renvoyait ce qui s’était accumulés, à son propriétaire sous forme de phrases.
Mais malgré son agacement, le fait qu’il toucherait sa terre lui plaisait et bien qu’il ne veuille pas faire face à ce sentiment, il savait que ses branches sèches commenceraient à fleurir. Kemal ouvrit les yeux et regarda le paysage encadré par la fenêtre, il réalisa qu’il était à deux heures d’Ankara.

******

Vêtu d’un costume noir, d’une chemise blanche et de nouvelles chaussures fraîchement cirées, toutes choisies en fonction de l’importance de la journée, il s’avança lentement vers la table et s’assied. Ceux qui connaissent les mariages d’Ankara savent que les tables et les chaises sont situées dans un jardin ou dans une zone commune du quartier. Des câbles sont tendus sur les tables, et des centaines d’ampoules y sont accrochées, créant une atmosphère de fête. Dans un endroit bien en vue, une scène primitive est mise pour que tout le monde voie les musiciens, des tables et des chaises sont louées à petit prix par l’exploitant du café qui ferme temporairement. Selon les capacités des musiciens, le nombre d’invités pourrait changer et le nombre de chaise est égale au nombre de tous ceux qui se sont levés pour danser. En fonction du dégrée d’affinité de personnes laissées sans siège, des tables et des chaines sont apportées des maisons voisines du quartier pour les invités.

Kemal prit de petites gorgées de son rakı (1) et secoua la tête au rythme de la musique en levant le col de sa chemise blanche fraîchement repassée. Il ne voulait pas que son état soit interprété comme étant dû au raki qu’il avait bu. Il se tint à l’écart des conversations de table, des vieux du quartier et des proches, à l’ombre d’un arbre, dans un endroit non éclairé par une ampoule qui n’éclairait plus.

Lorsque « Fidayda da Ankaralım » (2) commenca à jouer, un bras saisit Kemal et le fit monter sur la piste de danse improvisée faite par plusieurs tables. Le musicien savait comment faire son travail, les bras levés, les visages en sueur et les regards anisés impressionnés par les mélodies locales qu’il chantait.

Il y en avait ceux qui n’ étaient venus que pour la journée, il y avait des vieillards qui se couchaient tôt et il y avait des enfants qui devaient se lever tôt le matin, alors ils décidèrent de commencer la cérémonie d’attribution des bijoux plus tôt. Les cris des bébés dont les couches étaient changées entre les chaises, l’emporta sur les sons électroniques de la musique, ils étaient perdus entre les bras levés et les sons des cuillères (3).

La cérémonie d’attribution des cadeaux a généralement lieu en plein milieu du mariage. Ceux qui dansaient sur la piste baissèrent les bras, laissèrent tomber la sueur sur leur ventre et commencèrent à préparer les choses qu’ils avaient apportées. Le début de la queue était rempli par une foule des parents les plus proches. Des souhaits étaient exprimés devant le micro des musiciens, la durée du discours correspondait à la proximité des liens de parenté. Tout en buvant son rakı à l’ombre de l’arbre, Kemal réfléchissait à l’endroit où il devait rejoindre la queue. Les souhaits, imprégnés d’un arôme d’anis n’avaient pas de fin car “Ibrahim, le chauve”, le père du marié colla sa moustache au micro, et on n’entendit que quelques craquements. Pour des raisons techniques, aucun mot clair ne put être détecté. Il s’agissait d’un problème technique courant pour les personnes qui n’avaient pas l’habitude de parler devant la foule. La sueur des danseurs commença à refroidir et le son des verres de raki suivit le rythme du père du marié.

Kemal remplit son verre de rakı et remplaça son mégot de cigarette par un nouveau. Les engloutissements et les soupirs du père du marié entre les phrases réchauffaient l’atmosphère. Kemal prit une profonde bouffée sur sa cigarette et se dirigea vers le devant de la ligne. La rangée de bijoux était passée aux parents du deuxième degré. Kemal porta la cigarette à ses lèvres, et souffla la fumée jusqu’aux regards critiques des parents qui attendaient. Tout le quartier le connaissait comme un garçon poli, et non comme celui qui volait le tour des personnes âgées lors d’une cérémonie d’octroi de cadeaux, et leur soufflait de la fumée au visage. Même si les gens pensaient qu’il faisait tout ça avec le courage que le raki lui donnait, les regards des tantes âgées et surtout de la mère du marié étaient d’un genre qui blâmaient, qui nuisaient. Kemal donna son cadeau, prit une profonde bouffée sur la cigarette et arracha le micro des mains du père du marié, qui avait encore du mal à dire quelque chose de plus. Les sonneries des trinques de raki et les pleurs des bébés s’arrêtèrent en même temps. Comme Kemal n’avait pas de moustache et ne reposait pas son visage sur le micro, les sons commencèrent à sortir plus clairement. Kemal tira une dernière fois sur sa cigarette, comme si tout ce qu’il avait l’intention de dire était caché dans la fumée inhalée…La première phrase de Kemal fit reprendre à tous leurs esprits. Kemal prit une autre bouffée profonde sur sa cigarette. Comme si tout ce qu’il allait dire se cachait dans cette fumée … La première phrase de Kemal attira l’attention de tous.

“Que Dieu vous punisse tous…vous, les diables déguisés en humains. Ne donnez pas l’impression d’être surpris, bande de corbeaux, malhonnêtes aux visages insouciants, de pathétiques ordures humaines…. Quels humains ? Je devrais me couper la langue avant de les appeler humains. »

Lorsque Ibrahim, le chauve, le père du marié, fit un pas pour lui prendre le micro, Kemal mit un ton de voix plus ferme :
« Vieux Ibrahim, espèce de bougre chauve ivre … Écoute-moi … Hé voisins, écoutez-moi…Toi, Chauve Ibrahim, toi le mari avec la grande tête … “Ne savez-vous pas, idiots, que je suis amoureux d’Ayse, que nous sommes follement amoureux l’un de l’autre ?”

Les visages confus commencèrent à faire du bruit, à babiller …

Taisez-vous les chiens vulgaires, vous m’avez invité sans vergogne au mariage, vous m’avez fait danser et boire… Dans quelle religion, dans quel livre trouvez-vous de telles personnes ? Vous m’avez pris la fille et m’avez invité au mariage comme si de rien n’était. Le bougre chauve Ibrahim prononce des vœux huileux, je m’en fous de vos vœux, ce mariage sera-t-il meilleur pour elle ?”

Ayşe pleurait silencieusement sous son voile blanc, ses larmes coulaient sur ses lèvres jusqu’à son cou. Alors qu’Ayşe pleurait, toutes les créatures se turent, les ventilateurs bourdonnants, les peupliers qui saluaient la brise nocturne, les bébés pleurnichards, tout se figea.
Les larmes d’Ayşe coulaient de pitié, ruisselaient, résonnaient au milieu du mariage, touchaient tous les visages gelés, les caressaient et leur laissaient un sentiment de culpabilité.
Les larmes d’Ayşe qui coulaient l’une après l’autre résonnaient au milieu du mariage, et laissaient un sentiment de mauvaise conscience sur les visages gelés qu’elles touchaient comme si elles les caressaient. Kemal gifla ces visages gelés :

« Ne pleure pas ma chérie, ne pleure pas mon Ayşe … »

Le marié semblait comme hypnotisé, il leva les yeux, se leva et jeta la chaise sur laquelle il était assis, au-dessus de la tête de Kemal. Kemal tomba par terre, et soudain tout était revenu à la vie, les visages battus par le vent de la conscience reprirent leurs traits sombres et ridés. Kemal était allongé sur le sol. Le sang qui coulait de sa tête se mêla au bourdonnement des invités du mariage, l’image et le son, la rougeur du sang et les voix étranglées résonnaient dans tous les sens dans la tête de Kemal.

******

Kemal retira sa tête de la fenêtre du bus et prit une profonde inspiration. Ce n’était pas un cauchemar. Tout ce qu’il avait vécu il y a vingt ans était dans sa tête avec tous ses détails, défilant devant ses yeux. Alors qu’il luttait pour retrouver ses esprits, son téléphone sonna. Sur l’écran du téléphone était écrit « Ma Ayşe ». Kemal, juste avant de décrocher le téléphone, prit un ton souriant.

« Ma Ayşe … »
« Mon Kemal, tu vas bien ? »
« Je vais bien, je vais bien … »

Ce qui s’était passé au mariage il y a vingt ans avait une suite. Kemal avait quitté l’hôpital avec un bandage autour de la tête, et dans l’obscurité de la nuit, ils s’étaient enfuis ensemble.
Le quartier épuisé par les danses, les proches parents qui ne pouvaient pas se remettre de la frénésie et les gens de la maison comptant les bijoux étaient dans un état qu’ils pouvaient à peine se réveiller le matin et le marié à la grosse tête de citrouille, avait quitté Ankara dans la honte. Même si Kemal fut interrogé à plusieurs reprises sur cette nuit-là, il ne dit rien.

« Pour l’amour de Dieu Kemal, ne sois pas en colère si quelqu’un dit quelque chose, ne bois pas trop »
« Je ne boirai pas mais je danserai »
« Quoi? »
« Je vais me lever et danser quand Fidayda Ankaralım jouera »

Alors que Kemal riait en racontant comment il allait toucher les cuillères et danser tout en bougeant son ventre, le bus traversa la plaine et salua le panneau “ BIENVENUE À ANKARA”.

  1. Raki : Boisson alcoolisée concentrée. L’anis est l’arôme traditionnel de Raki.
  2. Musique et danse typiques des mariages à Ankara et l’air mentionné dans l’histoire d’Engin est “Fidayda da Ankaralim Fidayda”. Voici le lien pour écouter la chanson: https://www.youtube.com/watch?v=OLvV0nhsZtM&list=RDOLvV0nhsZtM&start_radio=1
  3. Il fait référence à quelques cuillères en bois qui sont jouées comme des castagnettes dans des danses typiques d’Ankara. voir la vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=pOIvLxgu3hc https://www.youtube.com/watch?v=6AgSNEBfaTA

Traduit par Özlem Senturk / Faryal / Carole

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