article d’ENGIN AKYÜREK dans la revue biennale di Venezia 2024
Quand on grandit loin de la mer, il peut être difficile de colorer ses rêves du bleu des profondeurs. Ankara, capitale de la République Turque au milieu de la steppe, ne possède pas de quartier balnéaire. Jouer avec notre imagination, s’inventer, ressentir quelque chose qui n’existe pas grâce à notre innocence infantile, héroïser ce que l’on découvre dans les livres de contes, sont des attitudes que nous ne pouvons mener qu’un certain temps. En grandissant et en affrontant les difficultés de la vie, nous ressentons que les couleurs que nous avions conservées à l’intérieur de nous commencent à s’effacer l’une après l’autre, plus on cherche à les cacher, plus cela nous inquiète et nous évoluons bientôt vers un modèle de vie où toutes les couleurs se mélangent. Bien qu’il soit possible dans la vie moderne de placer des choses qui n’existent pas au centre de nos vies, c’est une autre affaire de les mettre en pratique. Sachant que 70% de la surface de la terre est constituée d’eau, mes rêves d’enfant pouvaient s’en trouver malheureux, car en pourcentage, je faisais partie des 30% restants. Sans les livres d’histoires qui donnent à voir les océans et les mers, ou les documentaires sur les océans programmés les dimanches, les visions qui accompagnaient mes rêves auraient pu me faire défaut.
Il me semble que si nous creusions dans les profondeurs de l’histoire et imaginions ce que pensaient nos ancêtres quand ils regardaient la mer, nous pourrions établir un lien avec le passé.
Le 20 juillet 1969, à 20h18, Apollo 11 devint la première mission spatiale habitée à alunir. Armstrong et Buzz Aldrin mirent fin à la curiosité qui avait traversé tout le cours de l’histoire. Marcher sur la lune ne fut pas seulement une réussite scientifique mais aussi un symbole de l’esprit d’aventure de l’humanité, de sa curiosité et de son désir de repousser plus loin ses limites. Sans ce besoin humain d’exploration et les sacrifices consentis par nos ancêtres, nous en saurions très peu sur l’univers. Nos anciens qui ont osé s’aventurer au-delà des frontières connues, nous ont laissé le rêve de construire de nouvelles colonies dans l’étendue du territoire en sa sédentarisation et en s’engageant dans l’agriculture. L’humanité, curieuse du ciel et des étoiles, s’est aussi interrogée sur ce qui existait au-dessous des vastes étendues d’eau qui nous entourent.
Comment nos ancêtres qui pensaient ou plutôt croyaient, que la terre était plate, imaginaient-ils la vie au-delà des mers et dans l’eau ? Je ferais un lien avec les rêves que j’avais à 6 ans, car je crois que les rêves nés de la pensée primitive sont plus créatifs et enfantins. Les rêves de nos ancêtres conduisirent à la découverte des continents, à la compréhension des formes de vie inconnues dans les fonds des océans et notre évolution de l’état sauvage à la vie moderne a été guidée par notre instinct de survie.
J’avais 6 ans la première fois que j’ai vu la mer. Ma famille et moi étions allés en vacances dans la ville côtière d’Antalya. En regardant la mer, je ressentis la même chose que les Olmèques, Zapotèques, Mayas, Aztèques, Incas des Amériques, les gens habitant sur les îles du Japon ou les Aborigènes d’Australie : quelle sorte de vie existait-il au-dessous de cette étendue infinie d’eau ? Est-ce que je pourrais un jour être capable de respirer là comme le petit Poisson Noir du conte ?
Si tout commence par un rêve et s’achève avec la réalité, alors tous les contes pourraient devenir réels pour moi. Je ne rêvais pas d’un costume d’astronaute quand j’étais enfant mais j’imaginais bien mon corps dans un sous-marin, portant une combinaison de plongée avec un casque semblable à ceux que portaient les vieux plongeurs d’éponges. Des années plus tard, je réaliserais que j’avais dessiné des créatures dans mon carnet de croquis qui ressemblaient à celles qui sont déformées par la pression dans les profondeurs de l’océan. Je les avais créés dans mes rêves par mon imagination…mais pourquoi dessinais-je des créatures pourvues de trois yeux et d’étranges branchies? Quand mon père m’a attrapé les bras et m’a jeté à la mer, l’eau salée me piquant les yeux et la gorge, j’ai réalisé que la mer n’ouvrait pas ses bras et ne montrait pas son amour à la première occasion. C’était elle qui fixait les règles, déterminait les limites et définissait la distance de notre relation. Les ions dissous par l’énergie du soleil évaporant l’eau pure me piquaient les yeux. Comme une amoureuse qui a déjà fixé les limites et les règles, la mer attendait de moi que je forme une relation platonique avec elle. Avec le temps, si les distances étaient comblées, un grand amour émergerait. Hormis les vacances d’été, nos relations demeurèrent distantes.
Comme je grandissais, d’autres images visibles et tangibles monopolisèrent mes rêves et les couleurs de la mer s’estompèrent. Ma connexion au bleu ne venait que de la brise apportée par les vagues, caressant mon visage pendant les vacances d’été. Allongé sur ma chaise longue en sirotant ma boisson glacée, il me semblait qu’une bâche en linoleum bleu était tendue devant moi, comme un décor. Je passais mes vacances d’été dans le coin d’un transat, comme dans le film The Truman show avec Jim Carrey. En fait, je ne me plaignais pas de cette situation, ce n’est pas aisé d’atteindre la conscience nécessaire pour évaluer les conditions dans lesquelles on se trouve, cela semble être le dilemme qui se poursuit à travers les générations pour 8 milliards d’individus sur cette planète. Je ne regardais plus l’étendue bleue comme le petit garçon dont le regard fixait la mer et je ne me demandais plus quelle vie il y avait sous l’eau. A la place, je m’accrochais à ma boisson glacée et à mon transat. Je crois que derrière les coïncidences se cache une certaine innocence enfantine et c’est peut-être une manière d’interpréter ce que nous appelons le destin. L’enfant qui s’imaginait autrefois en plongeur d’éponges a finalement, à cause de coïncidences et de pressions extérieures, été contraint de se lever de son transat, des années plus tard. En fait, il s’agissait juste d’une plongée d’essai, j’avais prévu de continuer mes vacances, dès le lendemain, allongé sur ma chaise longue, sans même regarder l’ondulation des flots. Les règles de base de la plongée sous-marine m’avaient été expliquées sommairement. Grâce au détenteur pressé sur mes lèvres, j’avais été capable de respirer à partir du réservoir. J’étais dans la partie la plus chaude du bateau, la combinaison en néoprène scotchée à la peau. Mon insatisfaction était visible à travers mon langage corporel et tout ce que je désirais était de sortir de l’eau et de m’éloigner le plus vite possible du bateau. je fixai avec mes doigts le masque qui aspirait mes yeux et je sautais dans l’eau, m’accrochant au détendeur qui était confié à mes lèvres. Le réservoir sur le dos collait à mon corps comme une bosse portée par un chameau, me permettant de m’enfoncer dans l’eau.
Quand vous entrez dans un lieu inconnu, l’angoisse accompagnant la curiosité, visite votre cœur puis tout votre corps. C’est la sensation la plus précieuse et innocente des mensonges que nous inventons pour construire des barrières de protection autour de nous pour limiter nos actions. Comme je flottais dans l’eau, je regardais mon instructeur de plongée avec un sentiment d’impuissance, comme si j’étais perdu dans les profondeurs de l’océan. Quand je levai la tête, je vis que j’étais à une profondeur de 5 mètres de l’ombre du bateau de plongée réfléchie sur l’eau et de l’intersection de la lumière du soleil avec l’eau. Un sentiment longtemps oublié, un bonheur indescriptible parcourut mon corps. L’eau elle-même n’était pas une substance colorée, mais l’absorption et la réflexion de la lumière par les molécules d’eau créaient de magnifiques nuances de bleu. Cela semble être une constante de l’être humain ; la dispersion de la lumière bleue plus que d’autres couleurs m’a incité à me lancer dans un voyage à l’intérieur de mon subconscient. Quand vous développez une fascination pour l’environnement aquatique, vous vous rendez compte que les gens qui évoluent dans ce domaine ont des intérêts différents : certains aiment les épaves historiques, d’autres poursuivent différentes espèces de poissons pour les photographier, d’autres encore s’engagent dans des plongées aux techniques approfondies. Du moment où j’ai rencontré le monde sous-marin, j’ai recherché le sentiment que la couleur bleue évoquait en moi. Les nuances de bleu semblaient faire un travail psychanalytique sur moi. Le poids gravitationnel que je ressentais depuis ma naissance semblait se dissiper à mesure que je descendais plus profondément dans l’eau. L’eau est la source de vie, je sentais que le fait que nous soyons protégés par un fluide amniotique dans l’utérus et que 75% de nos cellules soient constituées d’eau, n’était pas un simple savoir scolaire. Cette sensation que j’avais recherchée des années durant, sans savoir exactement ce que je cherchais, m’accompagna dans l’eau.
Les humains sont ainsi faits …quand ils rencontrent quelqu’un qu’ils aiment, ils ont l’impression qu’ils l’attendaient depuis toujours. L’essence de nos existences semble égaler le temps que nos âmes passent dans une salle d’attente. Mon voyage souterrain qui avait commencé par hasard, avait débloqué l’ouverture l’une après l’autre des nombreuses portes à l’intérieur de moi, oubliées depuis longtemps. Mon enfance, mes héros, tout ce que j’aimais était désormais devant moi, et je les saluais l’un après l’autre. J’avais l’impression de ne m’être jamais vraiment connu, de n’avoir jamais touché mon cœur, mon moi intérieur, ou mon enfance. Les exigences de la vie moderne : “ Sois bon”, “ Sois heureux” semblaient se dissoudre dans l’eau. Prenant la main de l’enfant que j’étais, la passion de la plongée m’avait conquis, et je m’abandonnais à cette liberté permise par mes capacités à faire respirer mon corps et mon âme.
Il y a 470 millions d’années, le fond océanique était constitué du sommet de l’enfant. Les roches calcaires qui le composaient se sont formées par l’accumulation des restes de coquillages sur la partie immergée du continent indien. Je comprends très bien ceux qui ont tenté de gravir l’Everest, les grimpeurs de Nagano, les surfeurs de Waikiki à Hawaï ou les sauteurs à l’élastique de Nouvelle Zélande ; en ayant le courage de risquer leur vie, ils avaient l’impression de retourner en enfance. L’innocence de l’enfance, la liberté de jouer sont trop précieuses pour être achetées par de l’argent ou du pouvoir. Et à la fin, la vérité apparaît clairement devant nos yeux : nous avons tous besoin d’un terrain de jeu. Tandis que je descendais dans le bleu des profondeurs, resurgit à ma vue tout ce que je savais être bon pour moi, qui avait accompagné mon désir d’exploration et que j’avais désormais oublié, je commençai à me découvrir dans un lieu où j’étais seulement invité.
Quand j’étais petit, les incroyables documentaires du Commandant Cousteau faisaient partie de mes émissions préférées. Je commençais à me rappeler que le héros de mon enfance, le Commandant Cousteau, était un remarquable navigateur, un passionné du monde sous-marin. Il n’était pas seulement expert océanographe mais aussi un officier de marine qui avait reçu la Légion d’honneur, un scientifique, et un réalisateur de films ayant obtenu de nombreuses récompenses aux Oscars. Je prétends qu’il est aussi important pour l’histoire humaine qu’Einstein, Tesla, Pasteur, Copernic et Newton. En 1943, Emile Gagnan et le Commandant Cousteau inventèrent le premier détendeur de plongée qui permettait aux plongeurs de contrôler leur respiration de façon réflexe sans flux d’air continu. Sans cette invention, nous saurions très peu de choses sur le monde sous-marin. Dans ses célèbres documentaires qu’il filma à bord de la Calypso, on sentait de façon palpable l’excitation de marcher sur la lune, une lune sous-marine. La joie d’explorer le monde sous-marin semble se fondre avec l’art de la découverte de soi.
Le bonnet rouge que je n’ai jamais retiré quand j’étais enfant, pendant les hivers froids à Ankara, symbolisait mon enfance toute entière et ma relation au monde subaquatique. Je ne me souviens pas de qui je m’étais reçu le bonnet rouge associé au Commandant Cousteau, ni si je l’avais voulu moi-même. Le bonnet rouge du Commandant Cousteau, avec son sourire enfantin, a illuminé le monde de la plongée et laissé un important héritage aux générations futures. Ses travaux innovants ont beaucoup contribué au développement de la conscience environnementale et ont aidé les futures générations à mieux comprendre les océans. Pour honorer et protéger la beauté du monde subaquatique, comme si je tendais les mains vers mon enfance, je décidai de m’offrir un nouveau bonnet rouge !
Remerciement : Caroline Brèque pour la traduction / mise en page : Faryal
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