Kafasinagore – Edition n° 56 Mai/Juin
Auteur : Engin Akyürek « En mémoire de Paul Auster »
Quand je t’ai rencontrée, j’avais seize ans. Une année a passé avant que je réussisse à me blesser le visage en me coupant la barbe avec un rasoir, et à saigner. Je ne savais pas encore que, plus je vieillirais et plus les zones de saignement deviendraient profondes, et plus la vie blesserait mon cœur et mon âme avec un rasoir. Non seulement je me souviens de tout te concernant, mais j’ai ajouté de nouveaux détails à mes souvenirs. La plupart de ces souvenirs, je les ai inventés, mais tu les acceptais : tu riais avec moi, parfois tu pleurais à chaudes larmes, mais tu me les cachais toujours. Dans notre cas, ce qu’on appelle l’amour ressemblait à cela : chaque fois que tu disais « mon amour », je répondais à mon tour « mon amour ».
Nous avions prévu de nous marier à l’âge de dix-huit ans, et nous nous connaissions depuis moins d’un an. Il n’y avait aucune raison de retarder ; comme j’aime à le dire, l’amour a cette particularité : si vous l’avez découvert, il n’y a pas besoin de plus de réflexion, de tergiversations ou d’hésitations. J’ai toujours eu l’habitude de penser ainsi depuis mon enfance : une chose est là, ou bien elle ne l’est pas du tout ; chercher quelque chose d’intermédiaire, se contenter de moins, ce n’est pas mon truc. Si vous aimez, vous vous donnez, vous respectez et prenez soin de votre sentiment avec chaque cellule de votre être. Je n’ai jamais aspiré à quelque chose que je n’avais pas le courage d’accomplir. Tout le savoir, toutes les émotions n’apportent pas le bonheur.
Si vous aimez, vous vous donnez, vous respectez et prenez soin de votre sentiment avec chaque cellule de votre être.
Mon visage s’était habitué à ma barbe qui poussait. Quand nous aurons dix-huit ans, je demanderai ta main, puis sans plus attendre nous nous fiancerons et organiserons notre mariage. Moins d’un an après nous aurons un enfant. Nous étions le sujet de discussion de nos parents, de nos proches et tout le monde pouvait donner son avis. Mon pire scénario possible était le suivant : Et s’ils ne voulaient pas te donner à moi ! alors je te kidnapperais, et nous irions vivre dans un endroit où personne ne pourrait nous trouver ; nous travaillerions et étudierions à l’université en même temps. Je voulais que tout soit digne de notre amour et de notre humanité.
Le silence s’est entendu sur tous nos plans. Je pense que tu te souviens que je n’ai plus eu de nouvelles de toi pendant longtemps. Dans de telles situations, les connaissances et les proches surgissent immédiatement et créent le chaos : » Tu vois, la fille ne te voulait pas de toutes façons ; écoute, mon garçon, si elle fait cela maintenant, imagine ce qu’elle fera plus tard ; les choses ne devraient pas se passer ainsi ». Ces paroles resonnaient non seulement tout autour de moi, mais aussi brûlaient mon cœur. Ta porte était fermée, elle semblait froide et effrayante comme un mur impénétrable. Les notes que je laissais devant le portail s’amoncelaient en un tas de plus en plus volumineux, mais malgré la pluie et le vent, elles cherchaient obstinément un endroit où se cacher.
Puis un murmure a chassé le silence et m’a apporté de tes nouvelles . Au début, on m’a dit que tu étais malade, et que tu étais à l’hôpital, mais personne ne savait exactement ce qui t’était arrivé, ni dans quel hôpital tu te trouvais. Je ne me souviens pas de ce que j’ai fait ni de la manière dont je t’ai trouvée ; dans de telles situations, on n’est plus maître de son corps. Je courais plus vite que je ne le pouvais, et je parlais autant que je pouvais sans reprendre mon souffle. J’interrogeais dans tous les hôpitaux et services d’urgences de la ville à ton sujet. J’ai vu ton père. Il était assis sur un banc en bois, plongé dans ses pensées. Quand j’ai croisé son regard, je n’ai pas eu besoin de poser de questions : tout ce que les médecins avaient dit s’exprimait dans ses yeux, mot après mot. « On t’avait donné seulement un an à vivre » : telle était l’information parvenue à tes parents et à moi.
Lorsque tu as été autorisée à quitter l’hôpital au bout d’un mois, je venais te voir tous les jours. Tu étais allongée dans ton lit d’hôpital, je te parlais de notre avenir et de nos rêves, et tu me tenais compagnie, cachant ton sourire dans les fossettes de tes joues. Te souviens-tu comment ma famille a fait tout ce qui était en son pouvoir pour nous dissuader de nous marier ? « Si tu épouses une fille qui mourra dans un an, tu t’en voudras, tu gâcheras ta jeunesse », disaient-ils ; et ta famille était vaguement convaincue qu’en face de la mort, aucun projet d’avenir ne devrait éclore. Mais je suis resté têtu : nous allions organiser ce mariage ! En une semaine, j’ai demandé ta main, nous nous sommes fiancés, et nous avons eu un mariage.
Nous avons invité tout le quartier à notre mariage, nous avons dansé et régalé les invités avec un pilaf de poulet. Tu vas l’entendre pour la première fois maintenant, mais à un moment donné pendant le mariage, j’ai disparu. Je suis entré dans la salle de bain avec un grand sourire sur le visage, puis j’ai pleuré et gémi jusqu’à ce que mes cordes vocales soient presque brisées. Quand le batteur frappait le tambour, l’eau commençait à sortir de mes yeux et de ma bouche, comme d’une pompe d’aspiration. Depuis que j’avais appris ta maladie, je n’avais pas pleuré une seule fois, je souriais constamment pour te soutenir, mais quelque chose s’était accumulé dans mon âme, et cela a débordé au moment le plus inattendu pour moi : lors de notre mariage. Pour tout le reste de ma vie, je n’ai jamais oublié comment j’ai pleuré dans cette salle de bain ; à partir de ce moment, ce fut comme si ma barbe avait poussé plus épaisse et ma voix était devenue plus forte.
Après le mariage, nous avons en quelque sorte oublié ta maladie, je suis allé à l’école de droit, tu as été enceinte. Nous recevions constamment des conseils de médecins et d’experts. Le temps passait, ton ventre grossissait et nos craintes aussi. J’allais aux cours et je travaillais la nuit. Comme si tu voulais lutter contre le temps , tu as donné naissance à notre fille Leyla, et deux ans plus tard à notre fils Levent. Nous ne parlions jamais de ta maladie, sauf lors des brèves consultations lorsque les médecins et tous ceux qui nous connaissaient disaient que c’était un miracle. Nous n’étions pas surpris, nous étions juste très heureux, car nous sentions que cela durerait toujours. J’ai obtenu mon diplôme et suis devenu avocat. Toi, tu as commencé à étudier l’architecture. Nous avons réalisé tout ce dont nous avions rêvé quand nous avions seize ans, bien que prématurément.
Parfois, la vie continue de balancer le rasoir et de découper notre chair en morceaux, mais il vient un temps où nous pansons les morceaux saignants et nous nous forçons à vivre. Peut-être que ta maladie nous a aidés à nous découvrir et à réaliser nos rêves. Nous aurions pu disparaître, nous séparer, ou notre amour aurait pu s’évanouir, nos rêves restant seulement dans les souvenirs, mais cela ne s’est pas passé ainsi… Lorsque tu liras ces mots, j’aurai quitté ce monde. De nombreux mots peuvent être écrits sur les soixante dernières années, mais sans toi et ton amour, je n’aurais pas pu vivre aussi longtemps et être aussi heureux.
Je t’aime tellement…
Madame Ayşe posa la feuille écrite par son mari et poussa un profond soupir. Il n’y avait pas de date sur l’enveloppe, et elle ne pouvait pas dire quand il avait écrit cela. Elle avait envie de pleurer, ses yeux étaient remplis de larmes ; si elle s’y autorisait, elle pourrait pleurer pendant des jours, mais elle avait fait une promesse. Elle enfila sa plus belle robe et se prépara à aller aux funérailles de son bien-aimé.
Traduit par Faryal / Josette
Remerciements : Barisea Bazili / Engin Akyürek – An extraordinary actor and ordinary man
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