Kafasına Göre – N° 37 – Edition : Mars-avril 2021 – Auteur: Engin Akyürek
NUIT PERDUE
Par Engin Akyürek
Alors qu’il laisse échapper son souffle qu’il avait retenu jusqu’à présent, Tahsin tente de reprendre ses esprits. C’était comme s’il avait expulsé non pas son souffle mais plutôt un ennemi niché en lui. Son corps tremble d’excitation à l’idée du début d’une nouvelle relation. Il n’arrive pas à cacher son trouble intérieur, et le sourire aux lèvres, il se dit simplement:
« Je vais bien, je suis là. » Les yeux tout contre les siens ne sont pas seulement les yeux de sa bien-aimée, mais les messagers d’un nouvel espoir, d’un nouveau souffle.
Tahsin écoute le silence, ses yeux sont fixés sur les lèvres de sa bien-aimée. Il mettrait des bouffées de virgule entre ce qui y était raconté.
Ils vont s’embrasser…
Tahsin ressent un tel besoin de se laisser aller, d’être dans un autre corps, qu’il envie même l’herbe qui se balance d’avant en arrière. Rester enchaîné à l’endroit où l’on se trouve, ne pas bouger quelle que soit la direction du vent, tout cela est très difficile et contredit la nature humaine.
Lorsque leurs lèvres se touchent, leurs yeux se ferment instantanément, comme si quelqu’un avait appuyé sur un bouton. Pendant qu’ils s’embrassent, Tahsin pense à cela : pourquoi les gens ferment-ils les yeux quand ils s’embrassent ? Pour découvrir un nouveau monde dans l’obscurité, ou parce qu’il y a des années, nos ancêtres avaient découvert une formule pour atteindre l’intimité?
Pendant le baiser, une vibration se fait entendre tristement sur la table. C’est le téléphone qui sonne, et Tahsin revient à la réalité. Il regarde le nom sur l’écran, laisse sonner, puis attend que le téléphone s’arrête. Il sent le regard interrogateur que sa bien-aimée lui lance, l’œil à demi fermé, et il commence à juste titre à s’énerver. Pour une raison quelconque, l’idée de couper le son ne lui vient pas à l’esprit, et il attend que le téléphone dans la paume de sa main s’abandonne et laisse échapper son dernier souffle. Sa bien-aimée ne peut plus le supporter :
« Tu ne vas pas décrocher ? »
Comme un robot qui exécute une commande, il décroche immédiatement le téléphone.
« Oui, Mme Nesrin. »
« Tahsin, mon enfant, ma fille est perdue. S’il te plaît, aide-moi. Il n’y a plus un seul endroit où je ne suis pas allée – police, gendarmerie… Je ne sais plus quoi faire. »
« Très bien, calmez-vous, s’il vous plaît. »
« Comment me calmer, mon enfant ? Je te l’ai dit, ma fille est perdue ! »
Tahsin essaie de répondre sans rencontrer le regard de sa bien-aimée. Les deux amoureux se tournent le dos, comme s’ils ne s’étaient pas embrassés.
« Mon fils, je ne vais pas bien du tout, viens chez moi pour parler, pour me soutenir. Je n’ai pas d’énergie pour parler au téléphone. »
« OK, j’arrive. »
Tahsin raccroche et essaie d’éclaircir sa voix qui s’est enfuie en lui. Un curieux point d’interrogation pend dans les yeux de sa bien-aimée. Il sélectionne quelques mots de sa voix enfuie :
« C’était la mère d’Ece. »
Ece est l’ex-petite amie de Tahsin, le personnage principal d’une relation dont toutes ses connaissances sont témoins. Précipitamment, Tahsin se met à enfiler sa veste, pendant que le point d’interrogation sur le visage de sa bien-aimée s’agrandit.
Ne sachant pas comment, il quitte la maison et se retrouve dans la rue. Il est plus de minuit, et il n’y a pas moyen de prendre un minibus ou un bus. Il a de l’argent liquide en poche, et sans penser au retour, il monte dans un taxi. Il appuie sa tête contre la vitre du siège arrière et commence à réfléchir en détail à tout ce qui devait se passer cette nuit-là. Il est parti sans regarder sa bien-aimée dans les yeux. Il y pensera sur le chemin du retour.
Le taxi arrive devant la maison de Mme Nesrin. Il avait l’habitude d’envoyer Ece dans cette rue jusqu’à l’entrée, mais il n’y était jamais entré. Pourquoi ne l’avait-elle jamais invitée à entrer ? Il y pensera aussi sur le chemin du retour. Il jette un coup d’œil aux boutons de sonnerie à l’entrée, et trouve le nom de Nesrin Yilmaz. Il appuie sur la sonnette et la porte s’ouvre immédiatement. Le son de l’ouverture lui suffit pour se sentir envahi par la peur et l’anxiété.
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C’est un immeuble typique d’Istanbul construit au milieu des années 1970. L’odeur de savon qui monte des escaliers tente de masquer l’odeur de rouille. Il n’y a pas d’ascenseur dans le bâtiment, et Tahsin monte au deuxième étage. Pour une raison inexplicable, l’odeur du savon, qui imbibe les escaliers et lui pique le nez, lui fait penser à lui-même. C’était parce que le sourire hygiénique qu’il essayait de mettre sur son visage masquait une odeur âcre. La lampe du deuxième étage s’allume, Mme Nesrin ouvre la porte et tend le cou. En la voyant, Tahsin se rend compte que la nuit sera longue.
« Entre, s’il te plaît, mon enfant. »
Le chiffon blanc pur devant l’entrée lui rappelle qu’il doit enlever ses chaussures. Il les retire sans les délacer et les laisse devant la porte. Il rentre et s’assied avec précaution sur le canapé, au centre du salon. Mme Nesrin s’assied dans l’autre coin du canapé, et dès qu’elle s’assied, sa voix devient larmoyante.
« Mon garçon, ma fille est perdue depuis plusieurs jours. Donne-moi un conseil… »
En regardant le tapis au sol, il réfléchit à sa relation avec Ece. Les détails de leur relation de deux ans passent devant lui. Sans lever le regard, il réfléchit à ce qu’il doit dire à Mme Nesrin. Pendant un instant, il lève les yeux de la moquette, rencontre ceux de Mme Nesrin, et se tourne immédiatement vers le téléviseur. Il examine la maison dans laquelle il entre pour la première fois, et essaie de saisir les détails du passé, de leur relation. Il regarde l’horloge au mur, le coussin en dentelle sur le canapé, et commence à penser qu’il ne connaissait pas du tout Ece. Probablement, est-ce une chose très compliquée que celle de connaître les gens pense-t-il en regardant la cruche sur la table.
Les personnes qui entrent dans notre vie prennent une forme qui correspond à ce que nous attendons.
Peut-être que les personnes qui entrent dans notre vie prennent une forme qui correspond à ce que nous attendons. Les motifs de la moquette, le rideau sur le mur qui embrasse la salle, l’odeur de détergent qui s’échappe des canapés, tous sont des détails qui se tenaient infiniment loin de Ece. Chaque détail ne montre que les efforts d’une mère qui avait élevé sa fille unique sans l’aide de personne. Il y a des photos d’Ece enfant dans la vitrine du buffet. Tahsin examine furtivement une photo de Mme Nesrin.
« Vous m’avez l’air d’aller mieux. »
« Merci d’être venu, mon fils. Tu sais que je t’aime. »
Dans le coin du buffet, là où le chiffon de poussière n’arrive jamais, une photo encadrée regarde Tahsin. L’image qui y figure, non époussetée depuis des années, semble floue. C’est une photo du père d’Ece qui est mort il y a longtemps. Tahsin ne peut pas voir ses yeux dans la photo. S’il n’avait pas honte, il prendrait un chiffon et essuierait la photo. L’homme ressemble tellement à Tahsin lui-même, que si Tahsin blanchissait un peu ses cheveux et les raccourcissait devant, il deviendrait une copie de l’homme dont il ne se souvient même pas du nom. Il refuse de penser à sa ressemblance avec le père d’Ece, qui est mort il y a des années, et se tourne vers Mme Nesrin. Elle essuie ses larmes avec une serviette blanche froissée dans ses mains.
« Veux-tu prendre un thé ? »
Il ne sait pas quoi dire, et pour faire passer le temps, il répond :
« Oui, si je ne vous dérange pas. »
« Tu ne me déranges pas du tout, mon enfant. Je vais le faire tout de suite… »
Mme Nesrin va à la cuisine pour préparer le thé. Tahsin se lève afin de voir de plus près les détails qu’il vient de remarquer. Le défunt père d’Ece le suit de derrière la vitrine du buffet. Tahsin s’arrête au centre du salon sous la lumière blanche du lustre, et le bruit d’un poêle se fait entendre depuis la cuisine. Tahsin tend le cou vers le couloir et quitte le salon. Il veut entrer dans la chambre d’Ece. La pièce au bout du couloir est une chambre à coucher – cet endroit est une réalité architecturale invariable dans tout le pays. Il touche avec ses doigts la moquette accrochée au mur tout au long du couloir et, sans les soulever, il se dirige vers les deux autres pièces. L’une d’elles est fermée à clé. Tahsin se dirige vers l’autre, l’ouvre et y entre. Il n’arrive pas à se décider à allumer ou non la lumière, alors il sort le téléphone de sa poche et regarde les objets de la pièce dans sa lumière. C’est la chambre d’Ece. Livres, sacs, photos sur la table. Tahsin sent qu’il va pleurer dans le noir, mais il n’en a pas les moyens. Il voit avec quel soin elle a rangé tout ce qu’il lui avait donné au cours des deux années. Il prend un des livres-cadeaux et, comme s’il rejetait les longs cheveux d’Ece qui lui fermait les yeux, il ouvre la première page. Il essaie de lire la dédicace qu’il lui avait écrite lorsque Mme Nesrin entre dans la pièce. Ils se regardent dans l’obscurité. Tahsin raccroche le téléphone. Mme Nesrin lui tend le thé qu’elle tient dans la main :
« Voici ton thé, mon fils. Bois-le, et ensuite nous retrouverons ma fille. Tu vas m’aider, n’est-ce pas ? »
Tahsin prend le thé qui lui est apporté dans l’obscurité. En quittant la pièce, il dit à Mme Nesrin:
« Mme Nesrin, votre fille est morte, acceptez-le enfin. »
À ce moment, la lumière semble exploser dans la pièce et ils la remplissent de sanglots. Tahsin ne peut pas parler tant il est en pleurs. Il laisse le thé parmi les livres-cadeaux et se dirige vers la porte d’entrée.
Mme Nesrin essuie ses larmes :
« Reviens mon fils, on va prendre le thé ensemble… » Comme pendant toute une année, Tahsin a été témoin de la solitude et des coups de fils de Mme Nesrin, et en sortant, il sourit :
« Je viendrai, je viendrai, Mme Nesrin. »
Traduit Par Özlem, Faryal et Roselyne
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